Atelier de Réflexion du 26 Septembre 2015
L’adhésivité victimaire et le statut de victime
Dans le dictionnaire Larousse nous retrouvons la définition suivante : Adhésivité : Aptitude d’un matériau à créer l’adhérence. État d’une chose qui tient, qui adhère à une autre.
Nous allons aujourd’hui essayer de réfléchir autour de l’idée d’adhésivité victimaire à partir des travaux de Phillipe Bessoles. Pour cela, j’ai choisi deux textes. Un article paru dans la revue L’évolution psychiatrique (Volume 77, n° 1, pages 29-52 (janvier 2012) ; mais aussi des passages de l’ouvrage le viol du féminin- trauma sexuel et figures de l’emprise (éditions Champ Social, 2011). Cet auteur examine la question des traumatismes à partir de l’étude des symptômes post- traumatiques (la sémiologie).
La sémiologie post-traumatique indique que les traumatismes issus de situations extrêmes conduisent à la proposition de psychose traumatique alors que la personne présente une structure psychique névrotique : la sidération, la confusion mentale anxieuse, hallucinations, la dissociation, les bouffées délirantes aiguës illustrent ce premier aspect clinique. Des phases dépersonnalisation, des vécus agoniques, des troubles graves de l’unité corporelle, des clivages proches de ceux du type schizophrénique, complète le tableau clinique. La dimension suicidaire apparaît comme l’ultime recours à ne pas sombrer dans la folie et à garder une position subjective.
Dans l’événement traumatique il y a un échec de l’inscription psychique. (Traumatisme impensable, innommable, irreprésentable) Le paradigme de la névrose et du conflit psychique ne sont pas opératoires pour gérer les quanta d’affect et l’emprise pulsionnelle.
L e corps propre devient synonyme d’étrangetés, il n’est plus habité d’un sentiment d’identité. Il est dépossédé. Il appartient autant au violeur qu’à la scène criminelle. (« Je ne suis plus la même » « Je ne m’appartiens plus » « Je ne me reconnais plus ».
Clinique :
L’adhésivité traumatique souligne l’impossibilité de distanciation des victimes avec le traumatisme. Les objets sont agglutinés, persécuteurs et adhésifs. La temporalité traumatique impose une omniprésence factuelle et actuelle du traumatisme. Par mouvement d’identification à l’agresseur, la répétition traumatique emprunte une sérialité inversée, le retournement des positions victimaires.
L’adhésivité traumatique désorganise les espaces de médiation nécessaires à l’émergence des processus représentationnels. L’affect généré rappelle les expériences premières de détresse du nourrisson, les agonies primitives et les effondrements anaclitiques. Le contrat narcissique est rompu. La personne vit sans sécurité basale ni contenant psychique
suffisamment bon et étayant (D.W. Winnicott).
La représentation de soi est souillée, anéantie, démantelée. Il n’y a pas d’identification à une image sécurisante et structurante. L’image de soi renvoie au drame vécu. Elle incarne le crime comme témoin omniprésent et pérenne. Le reflet est le soi victimaire. Et cette image est insistante. »
Libérer la victime de l’agglutination et de l’adhésivité victimaire constitue un devoir thérapeutique. Reste aussi l’objectif de réinscription dans le plaisir, l’esthétique, le charme, la naturalité et la séduction de la sexualité de la victime du crime sexuel.
« Séparer avant de réparer est à la base du processus thérapeutique. » (Bessoles, 2011)
« Rendre la dignité à une victime est de la penser dans son propre désir. » (Bessoles, 2011)
Le viol (pédophile, incestueux) est le paradigme des figures de l’emprise. Sa visée ultime est le pouvoir absolu sur l’autre. Le criminel laisse son empreinte sur la victime. La victime crie à la restauration des espaces où penser l’impensable crime fait : à son sexe, à son identité, à son intégrité. Elle crie à la restauration des lieux où refonder une logique de rencontre paci- fiée avec l’autre, de plaisir partagée, c’est-à-dire d’une réinscription dans la pulsion de vie, à son sentiment d’humanité. »
L’enjeu de la clinique des personnes ayant vécu un traumatisme sexuel (viol, inceste) consiste à trouver du sens au meurtre de la sexualité comme lieu de plaisir, de la rencontre de l’autre dans la confiance.
Références bibliographiques :
Bessoles P. 2008. Viol et identité : un génocide individuel. Paris. Éd. M.J.W. F éditions.
Bessoles P. 2011. Le viol du féminin : trauma sexuel et figures de l’emprise. Paris, éditions du Champ Social.
Lors de la lecture ensemble du texte d’introduction, quelques échanges et précisions sur des termes ou des notions difficiles à comprendre. Les vécus agoniques sont des sensations d’agonie. Il est difficile de mentaliser ce qui s’est passé dans le trauma, il y a là souvent un échec de l’inscription psychique.
Les quanta d’affect sont des quantités d’affects. L’adhésivité, c’est quelque chose qui colle à la peau, c’est toujours là, inscrit. Le retournement : par identification à l’agresseur, la victime va retourner sa position victimaire. Les espaces de médiation ne sont pas là car il n’y a pas le recul nécessaire. Effondrements anaclitiques : il s’agit de l’effondrement que vit le tout petit bébé avec ses parents lorsque les pleurs, les cris (ce qui est une forme de langage) sont là et que parfois les parents n’entendent pas. Les parents ou l’autre qui s’occupent du bébé n’inscrit pas le nourrisson dans le langage et alors le nourrisson vit une détresse profonde, une sorte d’effondrement. Dans toute thérapie, C’est très important : séparer tout ce qui est agglutiné avant de réparer. Autre chose : penser la victime dans son propre désir car la distanciation est très difficile après le trauma et souvent elle est à liée à l’emprise, l’emprise étant dans les agencements de l’esclavage, du génocide, de la torture.
Après cet échange autour du texte d’introduction, les participants sont invités à témoigner de leur réflexion sur l’adhésivité victimaire et à dire comment chacun entend le statut de victime.
Marylène : J’ai une image pour cette notion d’adhésivité. Quand j’ai commencé une analyse, j’ai évoqué la sensation d’un marécage plein de boue. La sensation de ne pas pouvoir en sortir. Cela me collait à la peau. C’était une sensation, je ne pensais pas au lien. J’ai commencé l’analyse après la mort de ma mère. Sens concret du terme adhésivité, alors qu’à l’époque je n’avais qu’une sensation.
Noémie : J’ai eu la même sensation. Le marécage, je le voyais dans les yeux de mon père. C’était un regard marécageux, je m’y enfonçais et je m’y perdais. J’avais du mal à le regarder dans les yeux, j’avais peur de mourir. Yeux marécageux : c’est ainsi que je l’ai noté. Sensation aussi d’une terre qui colle au corps. Plus on essayait d’y échapper, plus ça colle. Cela me rappelle la lecture du ‘Baron de Münchhausen’ : il sort de la boue par les cheveux. C’était ça pour moi.
[Solène : Lui et son cheval sortent du marécage. Il s’attrape par les cheveux et sort du marécage.]
Noémie : La notion de marécage ressenti implique la difficulté de s’en sortir seule. Pour s’en sortir seule, s’attraper par les cheveux. D’où une difficulté relationnelle avec les gens, pas la bonne distance, ou trop collé ou trop à distance. Je suis dans une conduite agressive ou dans une complaisance adhésive. Sur le plan professionnel et amical, c’est un exercice de chaque jour. Comme vous êtes seule, vous avez réfléchi seule pour vous construire. Avoir vécu l’isolement, personne pour sortir du marécage, se débrouiller seule. Cela demande une vigilance de la pensée sur soi-même pour s’extraire de quelque chose, une attitude d’observation fine pour s’extraire, avec même une possibilité de paranoïa.
Soraya : La paranoïa est liée à la difficulté avec le regard de l’autre.
[Solène : Différents troubles psychiatriques sont liés à la paranoïa, par exemple celui de croire au sosie. Son mari est un sosie, se dit-elle un matin. C’est un type de délire paranoïaque le délire des sosies. Des auteurs se sont servis de cela pour faire des histoires. Je pensais ça de ma mère. Par moments ma mère était une autre personne qui lui ressemblait. Par moments je voyais l’autre dans ses yeux, le sosie. C’est un trouble psychotique aussi. Je lui parlais, c’était une autre personne dans ses yeux. En lisant cet article sur les sosies, je vois cette sensation : ma mère est partie et il y a cet autre qui lui ressemble et qui me regarde.]
Juan : Moi je parlerai de l’idée d’un clivage. Il y a la perception interne qui est l’adhésivité victimaire et d’autre part ma tête qui ne veut pas que je me considère comme une victime. Ma tête me dit : tu es normal, tu n’es pas
victime, tu n’as pas besoin d’être aidé. Ma perception intime me rend plaintif, souffrant. Le clivage a été important, puisque, avec une compagne, j’ai été dans une position de thérapeute avec elle, victime d’inceste pendant 10 ans. J’étais en analyse pourtant pendant cette période.
Soraya : Cela a un lien avec le déni ou le souvenir effacé (ou non) de ce qui s’est passé.
Juan : J’ai le souvenir de mes 12 ans mais aussi que c’est pour mon bien, pour apprendre. Comme un bug informatique. C’est ma mère qui me tient ce discours. Je pense que c’est pas normal mais pas condamnable, comme si c’était une gourance, une erreur pédagogique du beau-père mais que l’intention était bonne. Pourtant mes premiers émois sexuels ont été horribles. Je protégeais ma mère car elle était au courant. Quand j’en ai reparlé, elle savait, je n’étais pas fou. Il existait un doute, une perturbation, un clivage entre les perceptions internes et ce que j’étais. Tout mon travail a été de rassembler les deux, reconnaître mon statut de victime et comment mon adhésivité victimaire s’est construite.
Soraya : De quand date le statut de victime ?
Juan : Depuis 2004 – 2005 j’ai été énormément maltraité de façon très profonde. J’ai mis 10 ans pour réaliser ce qui a été fait. Je ne voulais pas l’admettre, le reconnaître. Ma sœur a confié à ma tante (la sœur de mon père) qu’elle a quitté le domicile jeune car il y eut tentative du père. Les 3 enfants étaient atteints, ce fut une fusée à 3 étages. La construction se dévoile jour après jour. La mère a camouflé les choses (souvent dans les témoignages, l’autre parent a un rôle clef), a créé le brouillard, le smog pour camoufler.
Soraya : Un séminaire organisé par l’association docteurs Bru sur la mère a eu lieu, il y a 2 ans. C’est d’une très grande complexité cette question.
Juan : Ils ont perdu leur fils récemment. Tout continue comme avant, dans un cours normal. La mère est totalement complice.
Marylène : J’aimerais corriger, pas la mère seulement, mais la famille est complice, j’aimerais élargir au groupe familial.
Juan : Si je n’ai pas compris longtemps, c’est à cause de ma mère qui était mon référent affectif. C’est tout un bagage qu’elle m’a imposé.
Marylène : J’aimerais revenir sur le regard et le clivage. Je regarde quelqu’un et un moment je me coupe du regard de quelqu’un. Je me demande si ce n’est pas le regard de mon agresseur. Je me suis souvent interrogée sur le regard. C’est moi qui coupe la relation, je me mets en retrait. J’ai une réponse peut-être aujourd’hui. Le regard de mon agresseur je voulais m’en soustraire.
Soraya : C’est plutôt une dissociation.
Marylène : Je ne comprends pas la différence entre clivage et dissociation.
Soraya : Dans la dissociation le corps est là et l’esprit est ailleurs. Dans le clivage c’est plutôt ce qu’explique Juan : la mère a un bon côté (ou pas si mauvais que ça) et il crée un personnage qui n’est pas elle par un mécanisme de la pensée et non une structure paranoïaque. Le mécanisme de défense est sans jugement moral, le psychisme trouve ainsi une façon de se protéger. Le mécanisme de clivage répond au besoin de maîtriser l’angoisse par deux réactions simultanées et opposées, l’une cherchant la satisfaction, l’autre tenant compte de la réalité frustrante. Ce procédé sert d’issue en cas d’ambivalence conflictuelle, est généralement réversible et temporaire et normalement présent dès les débuts de la vie psychique. L’idéalisation permet de voir la mère différemment, ainsi Juan pense : ce n’est pas possible que ma mère participe à cela.
Marylène : Ce n’est pas très clair. Je me retire. Pour moi c’est une dissociation.
[Solène : La dissociation : mon être se dissocie. Dans le clivage ne pas entendre cet entremêlement : il y a une part bonne et une part mauvaise.]
Juan : Le clivage est une construction qu’on fait par rapport à la réalité. Cherinne : Je vis la dissociation sous forme de bouffées délirantes; dans ces moments là, je n’ai plus de maîtrise
sur ma tête, mon corps. Le troisième abuseur (mon frère) avec qui les souvenirs sont effacés. J’étais majeure, donc ça relève de ma responsabilité. Il y avait des partouzes sous injonctions de mon frère qui disait qu’on pouvait faire l’amour avec n’importe qui (sous alcool). Entre 14 et 23 ans j’étais une victime consentante. Le seul souvenir que j’aie avec mon frère, c’était quand j’étais saoule, il a même fait venir le chien de son ami pour me lécher, j’ai rien dit, j’étais pas chez moi (je n’arrive pas à le dire à des femmes thérapeutes). Il y avait une emprise de mon frère; ça rejoint l’alcool, pour lui c’était de la liberté, en fait c’était n’importe quoi.
J’ai raconté ces histoires à des psychologues hommes qui m’ont dit que mon frère était un pervers, un grand malade et qu’il s’agit de viols.
Soraya : L’incestuel était tellement présent dans ce climat, tout tellement flou quand l’inceste agit, que l’on ne sent pas qu’il s’agit d’une transgression. C’est en rapport avec le masochisme. Les notions de masochisme et de sadisme renvoient aux premiers temps de la vie du bébé, à ses premiers émois, ses premiers affects. Le sadisme est en rapport avec l’autre comme objet. Il me donne à manger, il est chaud, le sein est bon, j’ai envie de l’avaler. L’étude des nourrissons a permis de beaucoup apprendre. Le nourrisson a envie de mordre, d’avaler l’objet. C’est à mettre en lien avec l’emprise. Souvent l’agresseur a une forte pulsion d’emprise. L’autre est un objet à consommer, à avaler, à détruire. C’est souvent un reflet archaïque chez l’agresseur qui est lié au développement de l’affect vis-à-vis de la mère, une difficulté de séparation avec la mère. Le masochisme vient après. Tous les théoriciens ne sont pas d’accord là dessus. La première pulsion est sadique et ensuite il y a un retournement.
[Solène : Je m’interroge sur les conduites maso : t’es un peu maso, est-ce la même chose ? Est-ce un retournement des positions victimaires ? Je ne parle pas des positions SM mais d’un masochisme moral et non pas érotique.]
Soraya : Le masochisme peut être un retournement du sadisme à soi. Tout le monde à des degrés divers a des traits masochistes et sadiques. Le masochisme n’est pas tout à fait quelque chose de négatif, une certaine dose est nécessaire. Pour Freud la découverte chez la petite fille qu’elle n’est pas constituée comme un garçon est importante. Pour le garçon, son organe est visible et la petite fille se dit : je ne vois pas, je n’ai pas. D’où l’élaboration de la castration chez la petite fille : je n’ai pas ou un tel va me donner, cet organe qui est investi d’attributs phalliques. Dans le développement d’une petite fille existe une certaine dose de masochisme car elle est tenue à accepter une certaine dose de passivité, pour accepter d’être pénétrée, par exemple.
Marylène : Lors d’un autre atelier le terme de passivation m’a beaucoup parlé dans le sens de passivité consentie, de passivité active.
Soraya : Une passivité active idéalement dans le développement de la petite fille vers la femme. L’inceste met à mal ces mouvements-là, de passivation.
Cherinne : Je pense être masochiste-sadique, parce que j’ai répété à l’infini des situations d’agressions à cause de bouffées délirantes dans des moments où j’étais dissociée. Je me suis retrouvée dans des situations où « j’allais me faire violer », je ne me protégeais pas et je cherchais à avoir un enfant de cette façon. Mon ancien thérapeute m’a demandé si j’avais été victime de viol par mon père. J’ai été violée à onze ans par un frère, à douze et quatorze ans par un beau frère et à quatorze ans par cet autre frère (sous alcool).
Quand je suis dans ces états (délirants), quelque chose me domine, je ne contrôle ni ce que je fais, ni ce que je pense.
Soraya : C’est important ce que tu viens de dire là, le passage sur la mise en danger.
Cherinne : Cette mise en danger était due à un besoin de répétition de l’inconscient qui va essayer de comprendre, de mettre de l’ordre .
Soraya : Il n’y a pas d’enveloppe, pas de contenant. Pourquoi parles tu de sadisme ?
Cherinne : Dans mes relations avec les autres j’ai connu plus d’amitié que d’amour (l’amour avec les hommes est exclu). J’ai sans arrêt la sensation d’être abandonnée par les autres (ça vient de moi ?). Je contrôle les mouvements de rapprochement et d’éloignement vis-à-vis de mes amis.
Soraya : C’est une position incestuelle : je prends, je jette… Là on est dans l’adhésivité victimaire, il s’agit d’une identification à l’agresseur inversée (un mouvement contradictoire d’aller vers et de fuir l’agresseur). C’est une
identification à l’agresseur, cette façon de traiter les autres. Et puis il y a la haine qui reste. Tu dis avoir de la haine envers l’homme ?
Cherinne : Je ressens de la haine vis-à-vis de ma mère et vers certaines femmes.
Noémie : Moi ce que j’entends, c’est que la mère est la seule projection affective, mon support de projections affectives. Elle va supporter toutes mes projections, de la haine à l’amour. En analyse j’exprimais un amour pour le père.
Soraya : Il est important de séparer avant de réparer. Séparer la haine de la fille vers la mère (qui existe toujours), même en dehors de l’inceste, qui est une haine névrotique ancienne : je ne suis pas un garçon, tu ne m’as pas donné ce qu’a un garçon. Aussi, il y a de la haine vis-à-vis de la mère liée à l’inceste, elle ne m’a pas protégée. Dans le processus thérapeutique il est important de séparer, de comprendre la haine, la haine névrotique normale. Il faut séparer la haine névrotique « normale » de la haine due à l’adhésivité.
Juan : La mère, c’est elle qui a le papa.
[Solène : J’ai ressenti cette haine pour ma mère. Il y eut un bref rapprochement entre nous au moment de l’agonie de mon père. Et je me souviens d’une parole de ma mère : « Mais j’étais tellement jalouse de toi quand tu étais petite. » A l’Œdipe la petite fille est jalouse de la mère qui a le papa et inversement visiblement. J’avais son père aussi. Ce que je pense profondément, ma mère est jalouse déjà de tout, elle a été jalouse du lien avec mon père, jalouse de la place que j’avais prise avec son père. Elle a dû avoir la même place. Son père était actif, je ne sais pas ce qui s’est passé entre ma mère et son père.]
Soraya : Et le statut de victime ?
Cherinne : Il s’agit de sortir du masochisme plutôt que de sortir du statut de victime. J’ai fait beaucoup d’activité avec mon père (en dehors de mon père, je ne pouvais pas faire d’activités). Mais j’étais très transgressive, je fonctionne beaucoup « à l’ivresse ». Pendant les bouffées délirantes, j’ai un sentiment de toute puissance, je subis des viols comme un corps soumis qui voit ce qui se passe; le vol, le viol, je le vois mais je peux pas l’empêcher. Je n’ai pas de réaction physique mais un sentiment de toute puissance de la pensée.
[Solène : Ma perception a été : être coupable et folle et non être victime. J’étais folle plus ou moins, c’était de la mauvaise volonté de ma part. J’étais responsable d’être folle et non je ne me suis jamais sentie victime.
Soraya : Se sentir responsable d’être folle, il faut penser à la notion de masochisme là…
[Solène : Ce n’était que désordre et agressivité quand je suis arrivée à l’HP. J’ai ressenti un tel désespoir, une telle détresse devant ses actions agressives, mauvaises, ressenties comme telles. Je méritais d’être grondée. Un grand ressenti de culpabilité. L’événement délirant a duré à peine 3 mois. Ensuite j’ai traqué le psychotique en moi. On me dit : « Tu fais la folle pour nous faire chier », surtout ma mère. Le médecin dit : « Vous avez de grands troubles. » De ces gros troubles on induit un traumatisme. Je suis barjo et ce qui peut être induit, c’est que je suis victime. J’ai les souvenirs de parties de l’abus depuis 19 ans, totalement. C’était bien, c’était positif. Ma mère : « T’es un peu tordue. ». Je suis responsable de la torsion. Je n’ai pas pensé comme je suis maltraitée et victime.]
Noémie : Avant le sentiment d’être victime, celui d’être responsable. Pendant toute une période je fais des conneries et j’emmerde le monde, donc je suis responsable. J’ai une jouissance de faire des conneries, de faire chier. Je m’en vantais auprès des parents, des voisins. Je jouissais de faire des conneries, d’être allée en prison. Je transforme cela en performance. J’ai du pouvoir, j’ai une emprise sur la réalité. Faire des conneries, on emmerde le monde. Beaucoup de plaisir à faire chier.
Soraya : Pourquoi tout le temps faire chier le monde ? Le fait de s’enfoncer, de ne pas se sociabiliser, est, en tant que bénéfice, se sentir forte grâce à la transgression, avoir une ivresse psychique pour ne pas se sentir victime ?
[Solène : J’ai du mal à le connecter. Quand j’étais dans les transgressions, j’agissais en pilote automatique, peut- être de l’exaltation, du voltage qui montait. Quand j’ai fait une tentative de suicide à 19 ans, c’était un enfer horrible, horrible, j’étais très mal. L’alcool, ça marchait pas mal, je me saoulais à mort, je me mettais les bras en croix. Une fois atteint la paralysie, je dis, je vais mourir, je vais mourir…jusqu’à ce quelqu’un me ramasse. Je ne faisais pas ma rebelle. C’était involontaire.]
Noémie : Tu es mue par ce qui te dépasse. Au fond de ça, putain, enfin, c’est moi qui vis, qui décide, c’est moi qui transgresse. Je ne me dis pas : je fais la rebelle. J’avais du bénéfice à faire ça. Lors de la tentative de suicide, dès que j’ai eu mal, j’ai arrêté. C’étaient des sensations pour se sentir vivant. Le suicide m’a permis de garder une position subjective.
Marylène : Je ne me suis jamais sentie victime sauf quand j’ai rencontré des associations comme AREVI. Je me sentais coupable de la jouissance que j’ai ressentie trop jeune. J’étais séductrice, j’ai joui. Après j’ai été sage, très sage, contrairement à ce qui vient d’être dit. Je ne pouvais travailler avec des hommes. Si je pensais en voyant des hommes qu’ils pensent au sexe, je ne comprenais pas leur discours, je court-circuitais. Je ne me sentais pas victime, je me sentais coupable. Je n’ai jamais pu être avec des hommes. Dans l’amour avec mon mari subsistait le fantôme de mon beau-frère. Le mari représentait la sécurité que je n’avais pas. Je n’avais confiance en personne. Je n’ai pas eu d’aventure, j’avais trop la trouille, une lâcheté, une peur. J’étais très sérieuse. Je me souviens au moment de ma thèse que l’état de mes travaux était vu régulièrement avec des hommes. Ils m’ont donné à faire une explication des termes et ont employé cette expression terrible « il faut mettre à nu les choses sur la table ». Je n’ai jamais pu finir ma thèse, j’ai ainsi échoué. Je pensais : « Les hommes ne pensent qu’à ça, ce sont tous des violeurs ».
Soraya : L’inceste nuit gravement à la santé. Marylène : Je croyais que je ne comprenais pas.
Soraya : La pensée souffre beaucoup après un traumatisme. Je pense au livre de Sophie de Mijolla Mellor : le besoin de savoir.
Marylène : Quelque chose est affecté, d’où une difficulté de penser. Juan : Le disque dur est affolé.
Soraya : J’ai lu quelque chose récemment. « On ne peut souhaiter « être » car on est déjà ». Celui qui est, il est. « Chercher à être » est fatiguant.
Noémie : Cela me fait penser au « Livre de l’intranquillité » de Pessoa. C’est un état de la pensée humaine. Soraya : Séparer ce qui est de l’ordre de l’humain et de l’ordre du traumatisme.
Noémie : Dans les recoins de nos traumatismes il y a un recours possible à la création, ce qui nous pousse à nous associer.
Soraya : C’est même très enrichissant. Le groupe de parole, le groupe de réflexion, c’est d’une grande richesse, d’une grande profondeur, ce n’est pas banal.
Noémie : Avec le terme victime, victime…j’ai du mal. Au boulot certains se mettent en victimes et ils manipulent. Cela m’énerve, cela fausse les rapports. Tout un mécanisme est à l’œuvre. Le manichéisme est-il nécessaire : victime et bourreau ? Parfois il y a fabrication de la victime au détriment d’une collectivité. Les gens positionnés en victimes sont suspects pour moi. Les personnes qui viennent au groupe ont fait tout un chemin pour se situer : être victime.
[Solène : Il faut y rentrer et en sortir.]
Marylène : C’est une étape, le statut de victime.
Juan: Je ne me suis pas senti victime, mais incomplet, raté. Avec un père perdu pour moi, j’étais narcissiquement pas complet. J’ai fait beaucoup de thérapies, car j’étais raté, j’avais des phobies. Toujours ce clivage entre ma tête et mes sensations. J’ai fait des thérapies pour me transcender, me subjuger, pour sauver ma mère et donc moi. Mais ma mère est un monstre. J’ai réalisé comme une ascèse : tu es victime et non coupable. C’est comme un truc à décoder et à remettre en place. Il est question aussi de normativité. Mes parents sont pour moi très normatifs. Moi je suis créatif, spontané. Ce fut tout un travail de relire dans mes pensées et dans mes sensations. Et par exemple me répéter : « Pars en Colombie, c’est vital pour toi »
Soraya : Démêler dans tout ça ton propre désir. La compréhension peut aider à ça. Et ne plus être dans une position victimaire.
Juan : Oui, même accéder à mon désir sexuel, trop proche de l’agression.
Cherinne : Je ne parviens pas à écoute mon désir, c’est compliqué, je ne peux pas. Je n’avais par exemple pas le droit de faire du cheval, c’était un interdit paternel. Je ne me donne toujours pas l’autorisation d’en faire, même si j’en ai très envie….